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La bataille de l’hégémonie : les médias, l’extrême droite et nous...

La production culturelle ainsi que les stratégies de positionnement et de mise en visibilité médiatique sont devenues des ressources fondamentales pour les acteurs politiques. La montée des idées d’extrême droite et leurs succès électoraux dans plusieurs pays européens et dans le monde ont ainsi réactualisé la vieille question du pouvoir des médias et de leurs effets sur les comportements de vote.

S’il est important de préciser que l’industrie culturelle et médiatique n’a pas un impact direct sur les élections et les opinions, les questionnements autour de sa fonction politique et de son rôle dans la bataille de l’hégémonie demeurent cruciaux. 

Usages contemporains de la théorie de l’industrie culturelle   

Les premières études marxistes sur l’« industrie culturelle » ont été développées dans les années 1940 aux États-Unis par Adorno et Horkheimer, des chercheurs juifs issus de l’École de Francfort qui avaient fui l’Allemagne nazie. Les penseurs allemands pointent le fait que l’histoire du progrès technique n’est pas linéaire : son développement peut accompagner au contraire une forme d’aliénation sociale et politique mettant en crise le projet d’émancipation des Lumières. Dans le contexte du capitalisme avancé, la logique de la production capitaliste s’étend au domaine de la culture et de l’art. À l’instar des autres marchandises, les produits culturels ont comme principale vocation d’être vendus et consommés. L’ensemble des symboles, des modèles culturels et des récits médiatiques contribuent à construire une représentation de la réalité qui éloigne les masses de leur quotidien en stimulant une recherche du bonheur qui se retrouve sans cesse frustrée et réactivée par l’industrie. Faciles à consommer, ces œuvres favorisent l’adhésion et l’acceptation du monde tel qu’il va, en enjoignant à chacun de rester à sa place. Il ne s’agit donc pas d’adhérer à une opinion mais à la société de classe tout entière par le biais d’une naturalisation de ses injustices et de ses formes de domination. « La civilisation a de tout temps contribué à dompter les instincts révolutionnaires aussi bien que les instincts barbares. La civilisation industrialisée fait quelque chose de plus. Elle montre les seules conditions dans lesquelles nous sommes autorisés à vivre cette vie impitoyable »1. Jugée comme dépassée, pessimiste, élitiste voire méprisante vis-à-vis des masses, cette approche critique a été remplacée par les études sur la réception des médias et sur les nouvelles industries culturelles et créatives qui pointent l’importance des formes d’appropriation des technologies, des médias numériques et de la culture de masse.  Ces études ont eu le mérite de montrer clairement que l’adhésion aux messages médiatiques n’est jamais automatique ni uniforme au sein des différentes classes et groupes sociaux : elle dépend d’une variété de facteurs (distribution du capital économique et culturel, trajectoires des acteurs sociaux, pratiques informationnelles, connaissances préalables, rôle des leaders d’opinion…). Toutefois, la prise en compte de la multiplicité des contextes de réception des médias n’est pas contradictoire avec l’hypothèse d’une influence de ceux-ci sur le temps long d’autant plus dans une société où les pratiques informationnelles et communicationnelles sont de plus en plus pervasives (qui se diffuse à travers toutes les parties du système d’information, NDLR) et individualisées. La thèse principale de l’École de Francfort demeure donc d’une grande actualité : le processus de marchandisation a atteint une dimension intégrale au point que le spectacle2, en tant que représentation médiatisée du vécu, est produit par la mise au travail des usagers du web3 dans le contexte du capitalisme de plateforme. 

Médias et hégémonie 

Dans la société capitaliste tardive, les technologies de l’information et de la communication deviennent indispensables non seulement pour organiser les échanges économiques et financiers, mais également et surtout pour construire le consensus et l’adhésion à l’ordre social capitaliste. Analyser le pouvoir des médias à partir du concept d’« hégémonie » permet donc d’éviter les écueils déterministes qui tendraient à essentialiser et à isoler le pouvoir de la communication des autres dimensions du pouvoir, notamment politique et économique. 

La notion d’« hégémonie » est liée à l’ensemble des processus par lesquels on produit une pensée et une vision du monde à travers des productions culturelles, des savoirs et des valeurs permettant de dégager une conduite morale et politique largement partagée dans une société à une époque donnée. Il s’agit donc d’une production qui est tout à la fois idéologique, culturelle, politique et morale, et qui arrive à guider les choix et les positionnements des individus, à produire un regard sur le monde qui permet la construction d’une culture de la classe qui dirige l’action et donc participe à façonner la société. Gramsci développe à ce propos la théorie des intellectuel·les organiques qui doivent pouvoir se positionner là où ces productions sont élaborées et diffusées, à la fois dans les champs du journalisme, de l’entreprise, politique, syndical, associatif, éducatif ou culturel. Il ne se réfère bien évidemment pas uniquement aux médias mais à l’ensemble des lieux qui sont susceptibles de produire et de transmettre la pensée pour qu’elle soit socialisée et qu’elle devienne un élément de coordination d’ordre intellectuel et moral. 

L’hégémonie a une portée révolutionnaire quand les aspirations égalitaires des exploité·es et des opprimé·es deviennent des principes universels, à la fois éthiques et politiques, car ils s’unifient en une conception de la réalité qui donne à l’action une direction consciente4

En ce sens, les médias et, plus largement, les technologies de l’information et de la communication doivent être pensées dialectiquement à la fois comme un moyen de reproduction et de transformation de la société. En faisant dialoguer les deux approches théoriques de l’« industrie culturelle » et de l’« hégémonie », nous pouvons affirmer que l’industrie capitaliste transforme le sujet populaire, producteur d’une culture et d’une conception du monde, en un objet, fabriqué par les outils statistiques et les métriques algorithmiques du marketing. L’expression de la culture populaire, que Gramsci appelle aussi « le folklore », se retrouve donc déformée par une logique de la domination culturelle qui tend à invisibiliser l’expérience des rapports sociaux d’oppression. Comme pour Adorno, pour Gramsci ce phénomène était également lié à l’impérialisme culturel et médiatique des États-Unis sur l’Italie de l’époque : « une idéologie, née dans un pays plus développé, se propage dans des pays moins développés, en intervenant dans le jeu local des combinaisons »5, d’une façon à faire adhérer les classes subalternes à des styles de vie, des pratiques et des modèles culturels qui appartiennent et profitent aux classes dominantes.

La fonction politique des médias 

L’industrie cultuelle et des médias, comme toute autre industrie, est soumise à la logique de l’accumulation capitaliste. Contrôlée par la classe dominante, elle a donc une fonction éminemment politique. Elle contribue à façonner les consciences et les représentations, à éloigner les individus de la réalité, matérielle et sociale, à les priver d’une expérience authentique du « monde vécu » et de ses structures. Il s’agit là d’une forme d’aliénation politique très forte qui peut en partie expliquer la massivité du vote pour le Rassemblement national dans le cadre des dernières élections européennes et législatives. Il ne faut pas pour autant se faire leurrer par la justification de la « fausse conscience » : les représentations médiatiques agissent là où la culture politique est faible. Le vote massif pour le RN, s’exprimant dans un contexte de forte participation électorale, est le reflet de contradictions historiques et sociales plus profondes. Vivant dans des zones rurales ou périurbaines, en grande partie ouvrier·es (57 % des ouvrier·es auraient voté pour le RN aux législatives de 2024) ou employé·es du privé, déçu·es par des décennies de politiques austéritaires et anti-sociales, confronté·es au démantèlement du tissu industriel et des services publics, ces électeurs et électrices adhèrent au discours raciste et anti-migrant·es sans avoir été jamais confronté·es directement aux phénomènes de migration. C’est donc une peur construite de l’extérieur et amplifiée par l’exposition prolongée aux discours médiatiques sur la sécurité, « la crise migratoire » ou « l’islam radical ». Il s’agit d’une croyance irrationnelle qui est rationalisée et normalisée par les discours médiatiques depuis plusieurs décennies, et qui rentre clairement en contradiction avec les intérêts collectifs de classe. 

Fabrique de l’opinion, newsmaking et dépolitisation  

Les influenceurs/euses du web, les chaînes YouTube ou les communautés sur les réseaux sociaux revêtent aujourd’hui la même fonction que revêtait pour Gramsci le roman populaire. Cela signifie que la culture est composée également par les éléments les plus triviaux. Ainsi, comme le journaliste intégral essaie de créer son public, de la même façon les créateurs et créatrices de contenus engagés sur le web créent en même temps le produit et le public qui est susceptible de le consommer, remplissant une fonction à la fois d’information/éducation/vulgarisation et d’animation communautaire. La façon dont circulent les idées dans les espaces médiatiques est donc dépendante des métriques et des formats d’expression, de mise en visibilité et de circulation des plateformes numériques, ce qui impose aux intellectuel·les d’aujourd’hui de combiner des activités et des tâches extrêmement contradictoires. Liker, partager et s’abonner répondent à la fois à une logique économique de création de la valeur et à celle, plus politique, d’appropriation et de diffusion des idées et des conceptions du monde. La construction de la visibilité médiatique devient donc un objectif stratégique de premier plan. 

Premièrement, elle se construit par les sondages qui, en tant qu’outils faiseurs d’opinion plus que d’analyse de celle-ci, permettent, non sans un certain nombre de biais, de placer au centre du débat les acteurs et les thèmes qui ressortent ou que l’on veut faire ressortir de l’enquête. Cela va influencer également l’espace qui leur est consacré dans les médias en impliquant donc un rétrécissement du champ politique. 

Il y a ensuite un phénomène de reproduction ou, comme le définissait Pierre Bourdieu, de « circulation circulaire de l’information »6 : les médias ont tendance à reprendre les thèmes et à mettre en avant les personnalités qui bénéficient déjà d’une couverture médiatique. Contrairement aux « petits candidats »7, les acteurs institutionnels disposent d’une légitimité qui leur permet d’être invités sur les plateaux télévisés des grandes chaînes. La stratégie de mise en visibilité médiatique est donc facilitée par la présence des acteurs politiques dans les institutions. Les opposants développent toutefois des techniques pour rompre avec les codes des médias et générer le conflit et le spectacle, ce qui peut également avoir des effets de médiatisation et d’amplification de leurs propos sur les différents canaux de communication. C’est le cas de la candidature de l’ouvrier Poutou aux présidentielles, mais c’est aussi le cas du Nouveau Front populaire qui s’est imposé dans le conflit politique et donc dans le débat public lors des législatives. 

Troisièmement, on peut avoir un effet de gatekeeping c’est-à-dire que les médias fonctionnent comme un filtre qui garantit la publicisation (au sens de rendre public) de certains événements ou causes et pas d’autres. Ils imposent donc en un sens un agenda politique dont les priorités dépendent également des logiques du newsmaking impliquant des contraintes à la fois organisationnelles et économiques. La recherche de l’audience agit alors comme un facteur de dépolitisation et peut avoir des effets déformants. Dans le cas du traitement médiatique du Nouveau Front populaire, ses représentant·es sont souvent enfermé·es dans un périmètre étroit et dépolitisé où les tensions et les conflits entre les personnalités, les choix de casting et les logiques d’appareil priment sur le débat autour du programme et de la dynamique politique et militante du front unique. 

Les styles politico-médiatiques des droites extrêmes 

L’extrême droite a été souvent capable de tirer son épingle du jeu et d’exploiter sa connaissance des techniques du cadrage médiatique. Certaines études montrent que, afin de coconstruire la visibilité médiatique, le bloc identitaire a compris que politiser des questions liées à la sécurité et à l’immigration paraît extrêmement rentable. L’attention accordée au thème de la sécurité dans le discours des partis d’extrême droite répondrait en effet à la tendance des médias à préférer des nouvelles à caractère dramatique et émotionnel. Ces recherches montrent en outre que l’exposition des actions du bloc identitaire dans la presse est plus probable lorsqu’une intervention publique suscite des contre-mobilisations de la part d’autres acteurs politiques8.  L’extrême droite a en outre parfaitement intégré les exigences médiatiques liées à la personnalisation et à la surexposition de la figure du chef ou de la cheffe qui sont particulièrement en phase avec son idéologie et son historiographie. Dans son étude sur la visibilité médiatique de la droite populiste, Mazzoleni souligne en effet l’importance de la personnalisation du leadership, d’un langage politique simplifié et de la prédilection pour des cadrages conflictuels afin d’avoir prise sur un « public domestique de plus en plus éloigné de la politique »9. Le RN joue ainsi un rôle de mégaphone permettant la diffusion à large échelle des idées les plus périphériques. 

Dans l’évolution des stratégies de l’extrême droite, on remarque enfin des phénomènes d’appropriation des répertoires propres à l’extrême gauche avec la création d’espace culturels, de festivals, et jusqu’à la production de biens musicaux et vestimentaires, ou encore le recours à des actions de désobéissance civile spectaculaires comme dans le cas de l’occupation de la mosquée de Poitiers. 

Critique complotiste des médias et réinformation 

Les études sur le complotisme montrent que les théories du complot peuvent s’inscrire dans une dynamique militante ou s’articuler à des expériences d’exclusion ou de souffrance sociale. Certaines communautés d’Internet, et notamment celles qui gravitent autour des figures de l’extrême droite antisémite et complotiste comme celles de Dieudonné ou d’Alain Soral, permettent précisément de s’adresser aux colères individuelles et collectives afin de promouvoir une idéologie réactionnaire10. Cela passe par la construction médiatique de la « posture antisystème » reposant sur une logique de canalisation de la haine et de la peur du déclassement d’une partie de la société. L’une des composantes essentielles de ce discours complotiste est le thème de la décadence de l’Occident, perverti par le contact avec les ennemis, tour à tour désignés comme les juifs, Daech, Wall Street… Cela s’accompagne de la recherche d’un retour fantasmé à la grandeur et à l’authenticité de la Nation. 

Dans cette logique, l’exclusion de certaines figures de l’extrême droite de l’espace médiatique dominant est utilisée comme une preuve d’un système tout puissant que l’extrême droite essayerait de combattre. La critique des médias s’inscrit donc dans ce postulat complotiste qui justifie une activité de production de l’information « indépendante ». Si, pour les acteurs de la gauche, celle-ci vise à doter le public d’un esprit critique et autonome, à l’extrême droite, on parle plutôt de « réinformation », ce qui implique, sans surprise, une posture paternaliste de subordination du public. 

Masculinistes, racistes, antiféministes, l’ensemble de ces sphères vise à homogénéiser des publics en ligne autour d’idées complotistes et réactionnaires. Ces communautés bénéficient des effets de chambre à écho qui renferment les individus dans des réseaux aux idées semblables en amplifiant et accentuant le niveau de fragmentation et de polarisation du débat public numérique11

La critique des médias et la fabrication de médias « antisystème » constitue donc désormais une composante importante dans la stratégie de positionnement des droites extrêmes et dans la propagation de leur idéologie. Celle-ci se fonde sur la recherche d’un ennemi commun qui constitue à la fois la cause de tous les maux de la société ainsi que le trait d’union de toutes les colères. Il n’y a aucune analyse structurelle et politique des causes de la misère sociale ni élaboration de solutions, mais uniquement une construction identitaire fondée sur un postulat raciste et susceptible d’être capitalisée, dans les urnes, par le vote pour le Rassemblement national. 

Le déjà-là du fascisme 

Nous observons aujourd’hui l’articulation de deux processus : d’un côté, celui de radicalisation de la bourgeoisie (à travers les nouveaux jeux d’alliances entre la droite traditionnelle, l’extrême centre néolibéral et les acteurs postfascistes) et, de l’autre côté, la normalisation progressive du discours raciste dans l’espace public (notamment à travers la transmission répétée de messages visant à criminaliser et stigmatiser les « ennemis »). Ce discours est désormais nourri par une culture islamophobe qui traverse les courants politiques de la droite et du centre, visant à isoler et à marginaliser les oppositions en leur assignant le stigmate du terrorisme ou de l’antisémitisme. Cela passe par des techniques de renversement sémantique dont la répétition sur plusieurs espaces de communication mène à l’oubli et à la perte des repères historiques nécessaires à l’interprétation des faits politiques. Au cours de la campagne électorale des européennes puis des législatives, le courant de la gauche anti-libérale représenté par La France insoumise ainsi que les courants de la gauche radicale révolutionnaire ont été discursivement fabriqués comme des organisations antisémites, faisant l’apologie du terrorisme. Cela s’est traduit non pas uniquement par des actes de diffamation publique sur les grands médias mais aussi par une véritable persécution judiciaire visant à faire peur aux militant·es engagé·es dans le mouvement propalestinien. Par ce même processus, les organisations traditionnellement antisémites qui ont commis puis nié la barbarie de la Shoah sont devenues les défenseurs institutionnels de la lutte contre l’antisémitisme, alimentant encore plus cette forme spécifique et structurante de racisme qui perdure dans toutes les sociétés. C’est l’expérience directe la plus proche de ce qu’un régime fasciste pourrait mettre en place : ceci devrait tous et toutes nous alerter, et provoquer une réaction massive pour la défense des libertés publiques et politiques, et pour un accès pluriel aux moyens de communication. 

Reconstruire la culture de la gauche pour lutter contre le RN 

Le premier enseignement que nous pouvons tirer est qu’il n’est pas possible d’élaborer une politique révolutionnaire sans se poser la question cruciale de sa diffusion et de sa réception au sein des masses populaires. Il faudra dès à présent réfléchir aux moyens de réparer la fracture spatiale entre les couches populaires rurales résidant dans les petites et moyennes villes de province et les quartiers populaires situés dans et autour des grandes villes. Ayant majoritairement voté pour le Nouveau Front populaire, ce deuxième pôle apparaît plus avancé dans le niveau de conscience et d’organisation collective. Cette idée est toutefois contrebalancée par les expériences des mobilisations récentes : les Gilets jaunes était un mouvement social implanté dans les zones périurbaines, et la mobilisation des retraites a connu une participation inédite dans les petites villes. Dans cet esprit, et c’était déjà le cas dans la première phase de la mobilisation des Gilets jaunes, le mépris dont peuvent faire l’objet les électeurs et électrices du RN, moins diplômé·es et plus perméables à l’idéologie de la préférence nationale, peut conduire à une posture élitiste de la gauche. Or, si certaines bases sociales peuvent, à un moment donné, constituer une composante plus combative et résolue du prolétariat, la construction d’une hégémonie révolutionnaire ne peut pas faire abstraction de « la construction d’un bloc intellectuel-moral qui rende politiquement possible un progrès intellectuel de masse et non seulement de groupes d’intellectuels minoritaires »12. Ce processus est long, difficile, plein de contradictions, d’avancées et de reculs. Il y a actuellement un écart énorme entre notre théorie et le sens commun d’une grande partie de la population. Il faut que nos idées puissent imprégner la société, rentrer en phase avec les conditions de vie et les aspirations des masses populaires. Le travail de reconstruction d’une culture, d’une politique et d’une éthique de la classe, qui ne renonce pas à son caractère exigeant et radical, va être long et tortueux. Pour mener une guerre des idées contre l’extrême droite, il ne faudra pas renoncer à garder le lien, vivant et évolutif dans l’histoire, entre l’intellectuel·le et les couches subalternes. C’est précisément cette rupture qui se joue aujourd’hui. Il faudra alors déployer tous les outils à disposition, en luttant pour l’expression et la propagation de nos idées sur tous les terrains, médiatique, politique et surtout syndical. Les organisations des travailleurs et des travailleuses constituent des outils cruciaux pour l’unification du prolétariat. Le travail d’unité syndicale, ainsi que le renouvellement des cadres des fédérations et de leurs moyens d’expression et de communication sera l’un des autres grands enjeux dans la période.  

La revendication du droit à la communication  

Dans la société actuelle, le contrôle sur la propriété des médias et leur niveau de concentration ainsi que la prise en compte des « luttes pour la visibilité »13, sont des éléments cruciaux qui ne peuvent pas être ignorés par les courants révolutionnaires. Il faudra mettre en avant les revendications sur le pluralisme des médias, la défense du droit à l’information et à la communication en tant que bien commun universel nécessitant donc d’être soustrait au contrôle politique et à celui du patronat. Bien que réformistes, des solutions transitoires existent pour prévenir les risques du fascisme et son maintien au pouvoir via le verrouillage de la prise de parole publique et la censure. En Amérique latine, au début des années 2000, les gouvernements de gauche avaient proposé une série de réformes des médias qui peuvent nous inspirer. Elles visaient essentiellement une régulation de l’accès à la parole médiatique en garantissant la répartition entre une pluralité d’acteurs, publics, privés, associatifs, indigènes…

Cela pourrait constituer l’un des axes de travail du Nouveau Front populaire en association avec les médias indépendants et critiques qui se sont récemment mobilisés en ce sens. Au-delà des enjeux électoraux, il faudra se mobiliser pour garder l’unité de la gauche sociale, politique, syndicale et associative. Le front uni contre le fascisme peut ouvrir de nouvelles possibilités pour contrecarrer l’avancée des idées réactionnaires dans la société non pas uniquement avec une rhétorique du barrage, mais avant tout à travers un travail concret de reconstruction de la culture du communisme et des communs contre le capitalisme prédateur et destructeur du vivant.

Nous sommes arrivé·es au bout de la logique macroniste du cordon sanitaire républicain contre l’extrême droite. La confrontation idéologique se jouera de plus en plus entre les deux pôles qui cristallisent deux visons du mondes opposées : celle de l’autoritarisme libéral et raciste et celle de l’éco-socialisme, de la culture égalitaire et solidaire. Le Nouveau Front populaire devra donc se doter des moyens nécessaires pour instaurer une contre-hégémonie. 

L’un des enseignements les plus importants du travail d’Antonio Gramsci est précisément de nous alerter sur le fait que les crises du capitalisme ne débouchent pas automatiquement sur les mouvements révolutionnaires. Cela demande un effort d’organisation et de préparation très important. Ainsi, face aux alliances des droites et des extrêmes droites, dans un contexte de résurgence des guerre inter-impérialistes et de pénurie des ressources, il faudra opposer un nouveau bloc historique. Il s’agira de faire travailler les forces progressistes, syndicales, politiques et associatives issues des organisations du monde ouvrier, de la jeunesse et des quartiers populaires. Le potentiel révolutionnaire de ce nouveau front sera largement déterminé par sa capacité à unir ces « groupes subalternes » pour constituer une volonté collective agissante et mobilisée pour la transformation de la société.  

Hélène Marra

  • 1. M. Horkheimer et T. W. Adorno (2013) 1e édition 1974), La dialectique de la raison, Gallimard, p. 226. 2) G. Debord (1992), La société du spectacle, Gallimard.  
  • 2. M. Horkheimer et T. W. Adorno (2013) 1e édition 1974), La dialectique de la raison, Gallimard, p. 226. 2) G. Debord (1992), La société du spectacle, Gallimard.  
  • 3. A. Casilli (2019), En attendant les robots, Seuil. 
  • 4. A. Gramsci, Cahiers de prison, « Introduction à l’Étude de la philosophie », Cahier 11, 1932-1934. 
  • 5. A. Gramsci (2011), Guerre de mouvement et guerre de position, Textes choisis et présentés par Razmig Keucheyan, La Fabrique éditions.
  • 6. P. Bourdieu (1996), Sur la télévision, Raisons d’agir éditions.
  • 7. P. Poutou, J. Salingue et B. Walylo (2023), Un petit candidat face aux grands médias, Libertalia. 
  • 8. P. Castelli Gattinara et C. Froio C (2018), «  Quand les identitaires font la une : Stratégies de mobilisation et visibilité médiatique du bloc identitaire », Revue française de science politique, 68, 103-119, p. 113-114. 
  • 9. G. Mazzoleni, « Populism and the Media », dans D. Albertazzi, D. McDonnell (eds), Twenty-First Century Populism, p. 49-64, p. 52.
  • 10. L. Raymond (2021), « De la colère à la haine dans les discours “antisystème” : la rhétorique du ressentiment chez Alain Soral », Quaderni [En ligne], 104|2021.
  • 11. C. Morin, et J. Mésangeau (2022), « Les discours complotistes de l’antiféminisme en ligne », Mots. Les langages du politique, 130, 57-78.
  • 12. A. Gramsci (2011), op. cit., p.102-105. 
  • 13. O. Voirol (2005), « Les luttes pour la visibilité : Esquisse d’une problématique », Réseaux, 129-130, 89-121. 

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