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Le vote RN : le pouvoir structurant du racisme...

La progression continue de l’implantation du Rassemblement national en France doit poser question sur sa résistible ascension. Il est notre adversaire principal car ce n’est pas la nation qu’il « rassemble », mais les forces les plus réactionnaires du pays et les groupuscules d’extrême droite.

Cependant, nous pouvons encore résister : la réussite électorale du NFP et le « barrage » maintenu contre le RN est un répit pour nous permettre de nous organiser. Nous avons rendez-vous avec l’histoire

Le RN, médiation des avant-gardes fascistes

Les élections législatives ont été le lieu d’une participation record (66,71 % au premier tour et 67,5 % au second tour), aussi l’obtention de près d’un tiers des voix par le RN souligne-t-elle l’assise très large dont il dispose, qui déborde sur plusieurs classes. Si le RN est indéniablement la continuation du FN de Jean-Marie Le Pen, l’élargissement de son électorat est une des caractéristiques du RN. Le FN est né de l’ambition de groupuscules fascistes souhaitant s’ancrer dans le système électoral en s’agrégeant un discours poujadiste : l’alliance des fascistes et d’une petite-bourgeoisie arc-boutée sur le privilège national est aujourd’hui ce qui fonde la continuité profonde du RN comme « parti de masse » avec les « avant-gardes » du fascisme que sont les groupuscules d’extrême droite. La consolidation de Reconquête n’est qu’une recomposition de ces groupuscules et non une transformation de son rapport au RN, que la versatilité institutionnelle de Marion Maréchal-Le Pen illustre très bien.

Son implantation de masse n’est néanmoins pas une « massification » de ces avant-gardes. On pourrait donc incliner vers une distinction entre une « réalité » du RN – son programme fasciste et ses origines – et un électorat manipulé qui viendrait soutenir presque innocemment ce projet. C’est la thèse des « fâchés pas fachos » ou encore de la « colère mal orientée » : cette lecture n’est rien moins qu’idéaliste et essentialiste donc antimarxiste puisqu’antihistorique. Elle suppose l’immutabilité d’un projet – souvent par la place de ses fondateurs – et la distinction entre une « apparence » et une « réalité ». Au contraire, il nous faut nous rappeler la leçon de Lukács dans Histoire et conscience de classe1 : l’analyse de la situation doit être celle d’une totalité dialectique qui interdit d’une part tout réductionnisme de l’explication de la conjoncture à un facteur majeur, et qui d’autre part nous demande d’articuler clairement « apparence » et « réalité » des rapports sociaux par ses médiations.

Si l’on schématise une application : le RN est une médiation et nous avons raison d’identifier le caractère instrumental du parti de masse et de l’insertion du RN dans les institutions, mais nous aurions tort de faire de cet « outil » un moyen indifférent au projet fasciste. Le RN, au contraire, est le moyen de la revendication du racisme d’État – autrement dit « de la préférence nationale ».

Le vote RN structure désormais une véritable conscience de soi des suprémacistes blancs déclassés : dès le premier tour des élections, le RN a obtenu autant de sièges que le NFP. Sur 76 élu·es, 39 étaient au RN, ce qui traduit une implantation très forte du vote, mais également une sur-représentation du vote RN dans certaines villes. Fait important, là où il a déjà été élu, le RN continue à progresser et n’enregistre pas de reflux suite aux « difficultés » de la politique institutionnelle. Le projet du RN, résolument anti-social, est donc bien choisi par ses électeurs. Plus encore, il peut incarner une véritable ascension vers un petit notariat : la composition de l’assemblée de 2017 mettait en évidence la part des « auxiliaires politiques » parmi les député·es RN – des professionnels du parti, donc.

Enfin, de manière globale, la théâtralisation de l’adhésion d’Éric Ciotti – et, surtout, ce qui devrait nous préoccuper, des jeunes LR – à une convergence avec le RN traduit au sommet une convergence déjà établie à la base entre la droite « traditionnelle » et le RN. Il est en effet notoire de repérer la conversion d’une bonne partie du vote sarkozyste vers le vote RN : ce sont donc les espaces où on votait traditionnellement à droite que l’on voit se déporter le vote. Si le RN se présente par ailleurs comme un parti ouvert aux classes populaires, il comporte la même proportion de cadres issus des professions intellectuelles que les autres : il y a un écart entre la sociologie des votants, et celle des élus.

Le RN est le creuset des privilégiés, pas des déclassés !

La superposition du vote RN à celle de la densité de population est à ce titre éclairante. Pour Félicien Faury2, l’une des explications qui peut être fournie à cette superposition est le rapport à la dotation en services publics : cette dotation n’est pas à envisager sous l’angle victimaire utilité par Christophe Guilluy d’une « France périphérique » délaissée, mais plutôt par la critique de la socialisation des ressources par l’impôt devant le « mérite » de l’honnête travailleur blanc « des classes moyennes ».

En effet, cette bourgeoisie stabilisée par son patrimoine se refuse au déclassement que manifesterait la coexistence avec des minorités racisées : quand bien même elles accèdent à la classe moyenne, celles-ci ramènent avec elles leur iconic ghetto et charrient par leur seule présence toutes les représentations associées aux « quartiers » : c’est ainsi la recherche d’un entre-soi blanc, et la préservation d’un capital foncier menacé par l’installation des racisé·es qui est en jeu3. Félicien Faury rapporte ainsi la récurrence d’un white flight (« fuite des Blancs » en provenance de zones de plus en plus diversifiées sur le plan racial ou ethnoculturel, NDLR) dans de nombreux profils d’électeurs du RN.

C’est de cette manière qu’on peut lire une autre spécificité de l’électorat RN : son faible niveau d’études et son faible niveau d’intégration à une économie tertiarisée dont les postes d’encadrement sont globalement réservés à une élite éduquée. La moitié des électeurs qui n’ont pas obtenu le baccalauréat ont voté RN : ce sont donc des artisans, mais aussi des ouvrier·es ou des employé·es des collectivités. Elles et ils sont aussi plus âgé·es que la moyenne des votants, et de fait, bien qu’on évoque beaucoup la jeunesse autour de Jordan Bardella, le cœur de l’électorat du RN reste la tranche entre 50 et 60 ans.

Il ne s’agit pas de faire du choix plus progressiste des travailleurs/ses qualifié·es la marque d’une supériorité morale, mais au contraire d’une nécessité matérielle : des carrières nécessitant des capacités à quitter l’entre-soi communautaire blanc produisent des dispositions à « supporter » la mixité, voire à l’apprécier. Ainsi, la progression récente de l’extrême droite parmi les enseignant·es, majoritairement blanc·hes, touchés par une politique institutionnelle ouvertement raciste met en évidence qu’il ne s’agit pas d’une équation à produire entre « niveau d’étude » et « ouverture culturelle ». À l’inverse, la concurrence des racisé·es dans les métiers peu qualifiés participent à expliquer matériellement le vote RN comme avatar de la division raciste de la classe.

Quelle stratégie à l’avant-garde du mouvement ouvrier ?

Devant le racisme, point de romantisme. Le vote RN est certes assez largement réparti en termes de revenus : il n’est donc pas le parti des « petits-blancs », ni de notre classe en particulier : mais il l’inclut. C’est la partie de la classe qui préfère la solidarité de race à la solidarité de classe. Dans cette perspective, le désillusionnement d’électeurs/rices qui n’espèrent pas avec le RN une reconfiguration économique drastique prend un autre sens : celui de la défense et du maintien du privilège du blanc.

Il nous faut donc prendre le contre-pied de cette démarche : si nous savons devoir combattre l’impérialisme dans notre propre pays, pourquoi ne combattons-nous pas aussi clairement le colonialisme en notre propre classe, pour saper la collaboration de race ?

En 2024, la « conservation des acquis » a un nom, qui est en même temps le cri de défense de nos retraites, entre en écho avec la défense raciale d’une France blanche et de son « système social qui ne peut pas accueillir toute la misère du monde » : la tentative du RN de s’accaparer le mouvement social en est le signe – et plutôt que d’y voir un opportunisme, nous devons nous interroger sur l’urgence à déconstruire les stigmates de l’universalisme colonial français qui gangrène les revendications transitoires que nous formulons. 

Admettre le statu quo avec le consensus raciste n’est pas un moyen terme, dû à la faiblesse de la conscience de la classe sur des enjeux minoritaires, mais pave la voie à l’extrême droite en ne combattant pas la collaboration de race. Il faut donc repenser en profondeur l’ensemble de ces fondamentaux, et ne pas oublier que le front unique, nécessaire devant la faiblesse de la conscience de classe, implique la critique de la politique majoritaire.

Les parties de notre camp qui sont capables d’envisager la rupture ne sont pas les classes astreintes à la protection de leurs acquis et de leur privilège blanc, mais ce sont les « urbains mondialisés » qui expriment en termes psychologiques la nécessité de faire advenir des « futurs désirables » : il faut politiser à partir de cette base, et non à partir d’une adhésion fantasmée de masses qui ont fait le choix du racisme : nous ne devons pas nous montrer paternalistes, mais affronter le racisme partout et construire la riposte avec tou·tes celleux qui le veulent.

La menace du fascisme que représente la montée de l’extrême-droite doit nous alerter : et nous devons trouver les moyens de construire une alternative claire que le travail unitaire ne suffira pas à incarner mais renforcer une ligne antiraciste et anticoloniale. Il faut faire exister un parti de rupture au sein d’une gauche de rupture sur les questions raciales. 

Hafiza b. Kreje
Édouard Soulier
  • 1. G Lukacs, Histoire et conscience de classe, Éd. De Minuit.
  • 2. F. Faury, Des électeurs ordinaires, Seuil.
  • 3. E. Anderson, Black in white space, The enduring impact of color in everyday life, 2021
  • 4) R. Greggan, H. B. Kreje, « Les enseignants sont-ils des nouveaux prolétaires », revue L’Anticapitaliste. 

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