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Algérie : « L’émiettement syndical ne permet pas de construire un rapport de force »...

Entretien réalisé par Leila ZAIMI pour reporters.dz.

Reporters : Le front social connaît une effervescence manifeste et qui touche de nombreux secteurs. Quelle analyse peut-on faire de ce réveil social ?
Kamel Aiïssat : 
Le front social connaît une effervescence ces derniers jours et semaines pour ne pas dire ces derniers mois, pour plusieurs raisons essentielles. Pour le mouvement social qui s’accentue, particulièrement avec la perte de pouvoir d’achat et l’inadéquation du salaire au niveau de vie, l’explication nous mène à l’évolution du salaire à travers la récente histoire. Nous avions un SMIG qui était assez respectable dans la Méditerranée. Aujourd’hui, il est l’un des derniers de toute la Méditerranée. Il est aux alentours de 95 euros, alors qu’il était de 150 euros il y a quelques dizaines d’années. Il y a une politique d’hostilité menée par la dévalorisation du dinar et l’inflation, alors que les salaires n’ont jamais suivi. C’est l’une des raisons qui expliquent que les salaires ne permettent pas de tenir une semaine. Le salaire d’un enseignant ne peut pas tenir plus de 15 jours. Nous sommes au-dessous du seuil de pauvreté pour un travailleur et cela est dû aux différentes politiques salariales menées en Algérie. Deuxième aspect de cette contestation sociale, la perte d’emploi dans beaucoup de secteurs, dont l’automobile, le bâtiment… Une perte chiffrée à 50 000 emplois a été enregistrée dans les grandes oligarchies, Haddad, Tahkout et Kouninef, et officiellement plus de 500 000 pertes d’emploi enregistrées suite à la crise sanitaire.
Il y a une misère sociale importante, il y a une lame de fond qu’on est en train de toucher aujourd’hui. Et la réaction du mouvement social n’est que l’expression d’un début de mobilisation qui va sûrement se cristalliser avec le temps autour d’un front social qualitativement plus organisé et avec des revendications à même de répondre à la crise sociale.

Dans ce front, la grève des postiers a été particulièrement remarquée au point d’ébranler le ministère de tutelle qui a dû réagir pour répondre à certaines revendications. Quelle observation peut-on faire du mouvement des postiers ? Et quelles conclusions peut-on en tirer ?
La grève des postiers est un mouvement spontané qui a débuté au niveau d’Alger-Centre et s’est généralisé à beaucoup d’autres wilayas. C’est une grève spontanée, c’est-à-dire, elle n’est liée ni aux syndicats classiques ni aux mouvements syndicaux autonomes qui ont été réprimés en 2015. Sur les revendications, je dirai qu’elles sont aussi anciennes que la dernière grève de 2012, parce qu’elles sont les mêmes, à savoir les journées de repos, le paiement des primes et des heures supplémentaires, les contractuels…
Cette grève a eu la réponse évidemment classique des pouvoirs publics, déclarer la grève illégale, réprimer avec force y compris à l’intérieur des postes. Je cite le cas du siège de la wilaya de Béjaïa, où la police a menacé les travailleurs de reprendre leur travail. Ensuite, il faut souligner le comportement bureaucratique de l’UGTA qui a essayé de se placer en porte-parole du mouvement, et qui a été vite rejeté. Je cite également le Syndicat national autonome des Postiers (SNAP), qui n’a pu jouer aucun rôle, car beaucoup de syndicalistes ont été suspendus et licenciés en 2015-16. Donc, les deux syndicats n’ont joué aucun rôle.

Dans ce secteur, le SNAP, agréé depuis 2015, n’arrive pas à trouver ses marques. Pourquoi, selon vous ?
Le SNAP, comme beaucoup de syndicats autonomes ne sont pas issus des luttes réelles. Ils sont beaucoup plus issus de réactions contre l’UGTA, en tablant sur l’autonomie d’action. Mais, au fond, l’autonomie n’a de sens que quand elle se positionne par rapport aux pouvoirs publics et qu’elle est contre toute tutelle, que ce soit le patronat, l’argent, la politique… L’autonomie doit être basée sur des assemblées générales, sur la concertation permanente avec les travailleurs. C’est ce qu’on appelle l’autonomie réellement. Les syndicats autonomes ont perdu leur crédibilité et le SNAP n’y échappe pas.

Dans le secteur privé, des travailleurs tentent de se faire entendre au sein de Numilog, filiale du groupe agroalimentaire Cevital. Pourquoi cet éveil syndical chez les travailleurs de Numilog ?
Il existe dans des entreprises privées en Algérie des sections syndicales. Dans le cas Cevital, c’est une zone de non-droit de ce point de vue, c’est un choix managérial. Au niveau de Numilog, qui est une filiale de transport de Cevital, il y a eu, depuis 2015, plusieurs mouvements de protestation et de grève de transporteurs particulièrement. En 2020, il y a eu le mouvement des camionneurs qui se trouvent obligés de travailler 22 jours et se reposer seulement 6 jours. Ils travaillent plus de 12 heures par jour, aucune rémunération ni d’heures supplémentaires ni respect du temps de conduite des chauffeurs. Ils sont devenus un danger public sur nos routes. Les autres employés subissent énormément de pression. Un mépris de la direction de Béjaïa. Tous ces dépassements ont mené les employés à s’organiser et à créer un syndicat pour obtenir leurs droits bafoués. Dès qu’ils ont élu leur section syndicale, le patron a licencié immédiatement tous les adhérents du syndicat, soit 197 employés, commençant par les 3 délégués. Depuis, les employés sont au chômage depuis 10 mois. Depuis l’été passé, des batailles dans la rue, des grèves de solidarité. C’est un mouvement qui a marqué la bataille des travailleurs en Algérie.

Depuis quelques semaines, c’est l’Education nationale qui menace d’un débrayage généralisé. Pourquoi dans ce secteur les syndicats autonomes sont-ils plus présents, plus visibles et plus combatifs ?
La grève des enseignants se caractérise par un soulèvement dans l’Oranais qui est en train de se généraliser dans le reste du pays. Il regroupe toutes les catégories sociales de l’Education. Cette grève a rejeté plus de 15 syndicats qui veulent la représenter. Les syndicats autonomes sont également bureaucratisés, ils ne servent plus les intérêts de la vraie classe ouvrière et de petite corporation au détriment de conception globale du métier de l’enseignant dans ce cas.

Revenons au syndicalisme dans le secteur privé. Pourquoi n’existe-il pas ou si faiblement ?
Dans le secteur privé, les travailleurs essaient également de s’entendre et de s’organiser. Ce qui se passe à Numilog, il y a maintenant presque une année, n’est pas inédit. Ce n’est pas la première fois que le secteur privé en Algérie tente de faire entendre ses droits légitimes entre autres la création d’une organisation syndicale. Il faut se rappeler qu’en 2012, il y avait une grande grève des employés du groupe Cevital pour dénoncer les conditions de travail pénibles qui ont débouché sur le licenciement abusif de 17 travailleurs. A cette occasion, il y avait une entente entre Sidi Saïd, chef d’UGTA, et Issad Rabrab, patron du groupe agroalimentaire Cevital. Une complicité et un accord pour qu’il n’y ait pas de syndicat.

Les formations de gauche sont pratiquement les seules à soutenir les luttes pour les revendications sociales. Mais sans efficacité manifeste. Etes-vous d’accord avec cette lecture ?
C’est tout à fait normal que les partis, dits de gauche, soutiennent le combat ouvrier. Si, je prends le PST par exemple, je dirai que nous sommes les traducteurs de la politique des revendications de la classe ouvrière. On ne peut que soutenir ces luttes et être solidaires du mieux qu’on peut. Je souligne, cependant, que la lutte appartient aux travailleurs et c’est à eux de décider. Nous, on ne peut qu’apporter une solidarité agissante qu’elle soit politique, logistique particulièrement. C’est vrai qu’en Algérie, la solidarité n’est pas généralisée. L’efficacité de la solidarité chez nous est à la mesure du courant de gauche dans notre société. Et c’est cela le drame de notre pays, nous n’avons pas encore construit une vraie force de gauche massive. Nous n’avons pas un parti politique progressiste assez implanté dans tout le territoire national qui peut peser et être utile dans les batailles ouvrières.

De manière générale, comment voyez-vous l’évolution du front syndical à terme et au vu du contexte socioéconomique actuel ?
Le front social, en général, et syndical, en particulier, est en train d’évoluer. Je pense qu’avec le Hirak et tout ce qui se passe depuis le 22 février 2019, nous allons de fait aller vers une recomposition du champ syndical qui soit à la hauteur des enjeux et défis qui attendent la classe ouvrière par rapport à l’offensive libérale qui s’est accentuée avec la Covid-19. Les travailleurs sont amenés vers une recomposition en œuvrant à diminuer ou à casser l’émiettement qui s’exprime à travers les différents syndicats qui sont un frein à la solidarité des travailleurs et qui ne permettent pas de construire réellement un rapport de force à la hauteur de l’attaque patronale et du gouvernement. Je pense donc que le front social va s’élargir et on assistera à la naissance et la création d’autres syndicats. Nous travaillons pour un centre syndical démocratique, unifié et indépendant du patronat et du pouvoir politique. C’est comme ça que nous voyons la Révolution du front syndical.

Un mot sur l’UGTA. La centrale syndicale est-elle au bout de son processus historique et est-elle condamnée à disparaître même si dans les grandes entreprises de l’Etat c’est elle l’interlocuteur favori et rendu obligatoire politiquement ? Et pourquoi il n’y a pas de convergence durable ou même conjoncturelle entre la Centrale syndicale et les organisations autonomes, alors qu’elles sont censées lutter sur le même terrain pour les mêmes objectifs ?
L’explication est que même les syndicats autonomes ont ramené avec eux tous les germes bureaucratiques de l’UGTA. Il faut militer pour qu’il y ait une jonction de toutes les luttes pour des revendications claires, et ce, quelle que soit la chapelle syndicale.
Nous espérons que ce 1er mai sera l’occasion d’une union des syndicats. Nous espérons qu’il y aura un début de construction d’une nouvelle centrale syndicale qui pourra regrouper au-delà des syndicats autonomes. Il est possible de construire une UGTA autonome, de classe démocratique et indépendante, c’est ce que nous attendons pour demain. Et la convergence ne peut qu’être durable si nous dépassons le corporatisme. Je crois que le moment est venu de dire que la parenthèse corporatiste doit se fermer. Le but de tous les travailleurs est d’avoir les mêmes intérêts socio-économiques.
L’UGTA est à bout de souffle depuis 1962. Elle a été créée par des travailleurs pour une tâche démocratique nationale, c’est-à-dire défendre l’indépendance de l’Algérie. Depuis 1956, elle a été mise au service de la direction politique du FLN, qui a été une direction radicale, de petite bourgeoisie, mais qui ne s’en est pas émancipée en 62. Elle a toujours été liée au régime politique en Algérie. Plusieurs tentatives d’émancipations ont été matées et dans les 20 dernières années, l’UGTA a perdu toute crédibilité. C’est elle qui a cautionné le licenciement de 5 000 travailleurs avec le plan d’ajustement structurel imposé par le FMI. Elle a accompagné les différentes politiques libérales. Elle n’est pas du côté des travailleurs, mais un outil entre les mains du régime politique libéral. L’UGTA n’est pas née de ce qu’on appelle la classique lutte des classes ouvrières, mais de la lutte nationale d’indépendance et cela pèse sur elle jusqu’à aujourd’hui.

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