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En quoi la gauche a fait fausse route et pourquoi il est grand temps de redresser la barre...

Une des principales leçons de la faillite historique de la gauche au 20e siècle est le déficit démocratique dont elle a pâti, au détriment de l’auto-organisation des masses et de leur autogestion démocratique.

Il ne s’agit pas seulement de l’effroyable dégénérescence stalinienne d’une révolution russe au cours de laquelle s’était pourtant clairement manifestée l’aspiration à une démocratie radicale, mais aussi de l’impact de cette dégénérescence sur l’ensemble du mouvement ouvrier et de la gauche organisée, dont ni les conceptions politiques dominantes, ni les modes de fonctionnement organisationnel n’ont témoigné d’un attachement primordial à la démocratie.

L’importance d’une cohérence sur la question de la démocratie

Or, cet attachement est l’une des caractéristiques majeures des générations venues à la politique après l’effondrement du bloc soviétique, d’autant plus qu’elles sont munies, grâce à la révolution technologique, de moyens d’information et de communication incomparablement supérieurs à ceux du passé.

La gauche antisystème de notre temps doit placer la démocratie radicale au cœur de sa critique du système, de son projet et de son action militante, sur un pied d’égalité avec sa dénonciation des ravages en tous genres du capitalisme. La crise de la représentation dans les régimes de la démocratie « réellement existante » n’a jamais été plus manifeste que dans cette ère néolibérale où convergent les pratiques gouvernementales des courants de la droite traditionnelle et celles des courants issus de la social-démocratie. À présent, ils sont ainsi placés ensemble, dans l’entendement général, dans un « centre » dont la gauche ressemble à s’y méprendre à la droite. À chaque fois que le choix politique concret s’est résumé à la confrontation entre ces deux pôles « centristes », l’abstention a progressé. Le vice majeur de la démocratie représentative apparaît aujourd’hui plus nettement que jamais comme ne consistant dans le fond qu’en la faculté de « décider une fois tous les trois ou six ans quel membre de la classe dirigeante doit “représenter” et fouler aux pieds le peuple » au Parlement ou à la tête de l’exécutif, comme l’avait bien résumé Marx dans son commentaire sur la Commune de Paris.

À l’opposé de cette pratique, nous encourageons toutes les actions par en bas, celles qui favorisent l’auto-organisation des masses et concourent à un exercice collectif et actif de la démocratie.

S’opposer en pratique au « coup d’État permanent »

Dans la France de 2024, critiquer les institutions de la Ve République sur le plan théorique et programmatique et revendiquer une VIe République ne suffit pas si cela ne s’accompagne pas d’une critique pratique de ces mêmes institutions. De même, dénoncer l’iniquité du mode de scrutin en vigueur ne saurait convaincre si l’on n’en tire pas toutes les conséquences. Il faut une cohérence des positions en la matière.

Or cette cohérence a fait malheureusement défaut dans les positions adoptées par LFI envers les institutions du pouvoir, et cela sur deux plans. Le premier est la fixation sur l’élection et la fonction présidentielles, qui pourtant constituent toutes deux le principal vice antidémocratique de la Ve République. Le second est l’incohérence dans l’attitude à l’égard du mode de scrutin législatif, la représentation déformée des opinions populaires qu’il engendre, et la possibilité éminemment antidémocratique qui en résulte de mettre en place un pouvoir qui ne s’appuie que sur le choix d’une minorité de la population.

Cette dernière possibilité peut se réaliser soit dans l’acquisition d’une majorité institutionnelle illégitime (comme celle d’une présidence ou d’une majorité parlementaire dont l’assise électorale réelle, telle que manifestée au premier tour, est minoritaire), comme ce fut souvent le cas sous la Ve République (ainsi Emmanuel Macron a été élu bien que n’ayant recueilli au premier tour que 21 % des voix des inscrit·es en 2022, et 19 % en 2017), soit dans l’exercice du pouvoir par une majorité institutionnelle relative, c’est-à-dire une minorité de fait, gouvernant en s’appuyant sur d’autres minorités au gré des circonstances, comme ce fut le cas pour la législature issue des élections de 2022.

Gouverner avec un tiers des voix ?

En ce sens, comme il a déjà été souligné, le RN a manifesté intransigeance programmatique et attachement au mandat majoritaire en prévenant qu’il n’accepterait de prendre les rênes du gouvernement que s’il disposait d’une majorité lui permettant la mise en œuvre de son programme.

LFI a malheureusement adopté une position beaucoup moins exigeante lorsqu’au soir du 7 juillet, Jean-Luc Mélenchon a appelé le NFP à se préparer à gouverner et à appliquer son programme, « tout le programme », alors que le NFP n’avait obtenu qu’une majorité relative d’un tiers des sièges à l’assemblée nationale et seulement 28,2% des voix exprimées au premier tour (sur 66,7% de l’électorat, un tiers s’étant abstenu). Depuis lors, le NFP aiguillonné par LFI, après être parvenu difficilement à s’entendre sur la candidature de Lucie Castets au poste de première ministre, s’est heurté au rejet unanime de l’ensemble des autres forces représentées à l’assemblée nationale. La participation de LFI à un éventuel gouvernement dirigé par le NFP a été d’emblée rejetée par les autres composantes de l’assemblée nationale.

Il était correct de faire preuve d’intransigeance dans l’opposition à un gouvernement du NFP avec les macronistes ou LR, à l’encontre des tentations qui pouvaient exister dans une partie de la gauche, en particulier dans le PS et le PCF. Mais l’ambiguïté maintenue pendant plusieurs semaines sur la possibilité d’un gouvernement dans lequel LFI jouerait un rôle central et qui serait néanmoins capable de gouverner, c’est-à-dire de ne pas être censuré à l’Assemblée nationale, a conduit à un double échec : celui de renforcer les tendances à la passivité des masses mobilisées pendant les élections, et celui de mettre en lumière l’incohérence de la position de la gauche vis-à-vis du pouvoir.

Jean-Luc Mélenchon a alors offert, le 24 août, de surseoir à la participation directe de LFI afin de lever la raison invoquée par les autres groupes parlementaires pour mettre leur veto à la formation d’un gouvernement du NFP. C’était trop tard. Comme il a été déjà expliqué1, cette attitude aurait dû être celle de LFI dès qu’il est apparu que le NFP arrivait en tête des élections tout en restant loin d’obtenir une majorité absolue à l’assemblée nationale. C’est d’ailleurs la position classique du mouvement révolutionnaire, celle qu’avait adoptée le NPA vis-à-vis de la NUPES : nous soutiendrons toute mesure que vous prendrez qui va dans le sens des intérêts des travailleurs/euses, mais nous ne participerons pas à un gouvernement de coexistence avec le système.

La faiblesse politique de la gauche a mécaniquement favorisé l’extrême droite

De fait, l’enlisement du NFP dans une position incompatible avec la réalité des rapports de force, sans agir pour les modifier par la mobilisation populaire, a profité au RN. Si LFI avait adopté d’emblée l’attitude décrite plus haut, ses partenaires du NFP auraient eu le champ libre pour former un gouvernement dirigé par le PS et négocier un accord de non-censure avec les centristes dans le prolongement du « front républicain », puisqu’un tel compromis était imposé par les rapports de force au parlement. Il aurait été alors beaucoup plus difficile pour Macron de justifier son arrangement avec le RN. Mais puisque la censure du NFP était donnée pour acquise en cas de nomination autre que celle de sa candidate choisie avec LFI, alors que cette option était dès lors rejetée par les deux tiers de l’assemblée nationale, c’est la recherche d’un accord de non-censure avec le RN qui devenait automatiquement la condition sine qua non de la mise en place d’un nouveau gouvernement. Le point d’équilibre de la nouvelle coalition gouvernementale s’en est ainsi trouvé porté à droite. Le résultat a été la nomination de Michel Barnier.

Le NFP n’a cessé de crier au déni de démocratie. Il est sûr que Macron a joué sur l’absence de majorité à l’assemblée nationale pour agir à sa guise, comme à son habitude. Il se serait montré non seulement plus respectueux des règles démocratiques, mais aussi bien plus fûté politiquement (ce qu’il est loin d’être malgré sa vanité incommensurable) s’il avait nommé la candidate du NFP en sachant que si elle parvenait à former un gouvernement faisant consensus dans la coalition de gauche – ce qui était loin d’être facile – ce gouvernement serait renversé illico à l’assemblée nationale. Et si la gauche avait profité de quelques jours au gouvernement pour agir à coup de décrets contre les deux-tiers de l’assemblée nationale, faisant ainsi usage de l’une des ficelles les plus antidémocratiques de la Ve République, elle aurait considérablement affaibli sa propre critique du régime. Toutefois, en qualifiant d’antidémocratique le refus par Macron de nommer Lucie Castets, le NFP a pris une position qui embrouille la critique des institutions de la Ve République et risque de se retourner contre lui aux prochaines élections législatives.

Imaginons en effet ce qui se passerait au cas tout à fait possible où le RN obtenait la prochaine fois la majorité relative à l’assemblée nationale, d’autant que le « front républicain » de juillet dernier a bien peu de chances de se renouveler dans les mêmes conditions. Imaginons que Macron revienne alors à l’intention qui lui avait été prêtée avant le deuxième tour de juillet dernier de nommer Jordan Bardella au gouvernement (tout simplement parce que Macron a toujours cherché depuis 2017 à légitimer son rôle par contraste avec le RN) et que le dauphin de Marine Le Pen accepte cette fois-ci de former un gouvernement. Le NFP ne pourrait pas protester contre cette nomination sans contredire son discours actuel, alors que l’attitude qui devrait normalement être la sienne aurait été d’appeler à continuer à faire barrage au RN à l’assemblée nationale. Et si Macron choisissait plutôt d’écarter Bardella en invoquant le fait que la majorité de l’assemblée nationale a opposé son véto à sa nomination, comme il l’a fait pour Castets, le NFP dénoncerait-il alors un nouveau « déni de démocratie » ?

Comment faire pression

Ces hypothèses soulignent l’incohérence du NFP sur la question de la démocratie, de la critique des institutions et du rapport à l’auto-organisation des masses. Qu’un parti dit « de gouvernement » sous la Ve République tel que le PS trouve normal de gouverner sans majorité populaire et même sans majorité parlementaire, c’est dans l’ordre des choses. On aurait pu cependant espérer mieux de LFI, en tant que gauche de rupture appelant à une assemblée constituante et à une VIe République. Or, le cours que LFI a suivi depuis le 7 juillet risque fort de se retourner contre elle, de casser son élan populaire et d’aboutir à une rupture du NFP dans les plus mauvaises conditions. En revanche, la position qui aurait consisté pour LFI à se déclarer d’emblée prête à soutenir un gouvernement de coalition mené par le PS sans y participer lui aurait gagné la reconnaissance de ses partenaires du NFP et de l’opinion publique, tout en renforçant son image de gauche de rupture, radicalement démocratique et critique des institutions de la Ve République, consciente pour cette même raison de ce que la mise en œuvre de son programme radical nécessite le soutien de la majorité populaire.

La dynamique très différente qu’une telle position aurait créée dans les négociations postélectorales aurait peut-être conduit à la formation d’un gouvernement de coalition PS-Écologistes avec tout ou partie du « centre » (la coalition Ensemble). Il aurait suffi de 96 voix à l’assemblée nationale, en sus des 193 voix du NFP, pour défaire toute motion de censure déposée par la droite et/ou l’extrême droite. Un tel gouvernement aurait été tributaire des pressions contradictoires des centristes et de LFI, ce qui aurait néanmoins accordé à cette dernière un important moyen de pression. Elle aurait été en mesure de « mettre au pied du mur » ses partenaires du NFP pour l’application des mesures envisagées dans le programme commun, en combinant action législative (propositions de lois) et mobilisations sociales.

La position radicale ci-dessus relève plus de l’exemple portugais de soutien sans participation du Bloc de gauche (gauche radicale) au gouvernement socialiste minoritaire en 2015 que du soutien sans participation du PCF au gouvernement du Front populaire en 1936. Aussitôt exhumée des archives par les médias après la déclaration de Jean-Luc Mélenchon, qui fut interprétée comme un désistement de LFI par rapport à la participation à un gouvernement NFP, cette dernière analogie n’est pas la bonne. Non seulement parce que le Front populaire jouissait d’une solide majorité à la Chambre des députés et dans l’électorat (masculin) en 1936, mais aussi et surtout parce que le PCF était alors dans une démarche droitière de pression pour la modération des positions et mesures du Front populaire, se plaçant ainsi à la droite de la SFIO, ancêtre du PS. Or, la démarche préconisée ici aurait été, tout au contraire, celle d’une pression de gauche sur un gouvernement s’appuyant sur le NFP.

Renverser la table

La réaction de LFI à la position de Macron a été celle d’un appel à sa destitution – appel dont toute la presse a souligné qu’il n’avait strictement aucune chance d’aboutir par la voie constitutionnelle. Quel est donc l’objectif visé par une campagne pour la démission de Macron, puisque c’est de cela qu’il s’agit dans le fond ? Ce choix politique témoigne d’une fixation sur la fonction présidentielle et du souhait qu’une nouvelle élection ait lieu dans les plus brefs délais. C’est un pari extrêmement périlleux, car il prend le risque d’une victoire de Marine Le Pen dans le cadre de la monarchie républicaine qu’est la Ve République – une victoire tout à fait possible elle aussi, notamment après la crise déclenchée par Macron et l’attitude astucieuse adoptée par le RN, et plus probable en tout cas qu’une victoire de Jean-Luc Mélenchon s’il se présentait à nouveau. Dans ces circonstances, il faut impérativement combiner la campagne contre Macron avec la campagne pour le changement de constitution. Nous ne nous battons pas pour l’abdication du roi au profit d’un autre individu qui pourrait être pire encore, mais pour l’abolition de la monarchie !

Au-delà de la présidence et de l’assemblée nationale elle-même, une gauche de rupture devrait souligner les quatre principes suivants :

Le premier est que son combat principal se déroule sur le terrain des luttes sociales, pour le changement des rapports de forces politiques par l’action des masses. Les mobilisations du 7 septembre et du 1er octobre, mais aussi celle du 10 septembre dans l’éducation et les mobilisations contre tous les racismes et en solidarité avec les peuples palestinien et kanak, sont la principale voie à suivre.

Le deuxième est que l’action au sein des institutions existantes ne saurait être que l’écho et l’adjuvant de ces luttes-là, alors que la gauche a tendance à déconnecter l’action parlementaire (motions de censures, destitution, questions au gouvernement, amendements) des mobilisations dans la rue. Les élu·es de gauche doivent se faire concrètement les porte-paroles de leurs électeurs/rices en encourageant l’expression auto-organisée et permanente de la volonté de la base électorale.

Le troisième est que l’essence même des institutions de la Ve République est bonapartiste, antidémocratique et compatible avec l’extrême droite. Alors que les grands mouvements sociaux de ces dernières années – Gilets jaunes, retraites, etc. – ont montré la soif démocratique de la population et que la gauche s’est accordée sur la revendication d’une VIe République, il est important de mettre en avant la perspective de l’élection d’une assemblée constituante à la proportionnelle et d’un gouvernement du salariat, émanant de la majorité populaire et placé sous son contrôle direct et permanent.

Afin d’y parvenir, il faut enfin œuvrer à la construction d’une « contre-hégémonie » majoritaire dans la société et pour cela, pousser à l’organisation du front populaire à la base, avec des comités dans toutes les circonscriptions, dans les quartiers, les entreprises et les lieux d’études, prenant part aux débats politiques et aux luttes sociales et agissant pour la mise en œuvre du programme du NFP et son dépassement dans le sens d’une rupture radicale avec le système politique, social et économique en vigueur.

Gilbert Achcar et Antoine Larrache2

  • 1. Gilbert Achcar, « Comment une gauche de rupture devrait agir dans les circonstances présentes ? » Site web lanticapitaliste.org, 24 juillet 2024.
  • 2. Gilbert Achcar est professeur d’études du développement et des relations internationales à la SOAS, Université de Londres. Il est l’auteur, entre autres, de : le Marxisme d’Ernest Mandel (dir.) (PUF, Actuel Marx, Paris 1999), l’Orient incandescent : le Moyen-Orient au miroir marxiste (éditions Page Deux, Lausanne 2003), le Choc des barbaries : terrorismes et désordre mondial (2002 ; 3e édition, Syllepse, Paris 2017), Marxisme, orientalisme, cosmopolitisme (Sinbad, Actes Sud, Arles 2015), Symptômes morbides, la rechute du soulèvement arabe (Sinbad, Actes Sud, Arles 2017) et La Nouvelle Guerre froide: Etats-Unis, Russie et Chine, du Kosovo à l'Ukraine (éd. du Croquant, Paris, 2023). Antoine Larrache, membre du comité executif du NPA-A et membre de la direction de la IVe Internationale.

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