« Pour lancer la grève générale, il ne suffit pas d’appuyer sur un bouton », telle est la réponse classique d’un « responsable » syndical confronté à d’insistants « gauchistes » critiquant le refus des syndicats d’appeler à celle-ci. Dans l’histoire, les appels à la grève générale sont rares et les résultats inégaux.
Dès avant la reconnaissance des syndicats, les anarchistes préconisent la grève générale. Des syndicalistes définissent la CGT comme « parti du travail », et le quotidien la Bataille syndicaliste fait du syndicat « le socialisme de la classe ouvrière... instrument par excellence de la lutte de classe ». La motion du Congrès d’Amiens, fondée sur la « reconnaissance de la lutte de classe » et dans la perspective d’une « émancipation intégrale », érige la grève générale en « moyen d’action », proclame l’indépendance à l’égard des partis et de l’État et définit la « double besogne » syndicale, revendicative et révolutionnaire.
Aux origines
La débâcle de l’internationalisme ouvrier de 1914 entraîne celle de la grève générale. Si la CGT garde dans ses « gènes » l’idée de la grève générale, la guerre mondiale impose une redéfinition du syndicalisme.
En 1920, échec de la grève par vagues à partir de celle des cheminots de 1920, terriblement réprimée (18 000 agents révoqués, rayés des cadres ou licenciés, 5 % des membres de la corporation). En 1923, en riposte à la répression qui s’est abattue sur les métallos du Havre, la CGT-U appelle à la grève générale. Le trop court délai de mobilisation de deux jours, la CGT « réformiste » qui ne se joint pas à l’appel et le PC qui hésite à appeler, au nom de la séparation entre l’action syndicale et celle du parti, en font un échec.
Au lendemain de la journée du 6 février 1934, la CGT lance un appel à la grève générale de 24 heures pour le 12 février, rejointe rapidement par la SFIO puis par la CGT-U et le Parti communiste contre les menaces de fascisme et pour la défense des libertés publiques. Avec des manifestations dans 350 villes et un million de manifestantEs, c’est un succès qui initiera la réunification syndicale et la victoire du Front populaire en juin 1936.
1936 : des grèves venues d’en bas
À l’opposé de la grève « politique » du 12 février, la grève générale de juin 1936 s’est construite à partir des entreprises du secteur privé sans toucher le secteur public. Revendications et conquêtes ouvrières telles que les 40 heures et les congés payés répondent à la surexploitation entraînée par la crise économique dans des entreprises en cours de restructuration autour du fordisme et du taylorisme. D’un autre côté conventions collectives, contrat de travail et droit syndical s’inscrivent dans un ordre social où les entreprises restent la propriété de leurs actionnaires.
Si les luttes ne cessent pas avec les accords de Matignon, la volonté gouvernementale de réarmement, les difficultés économiques et le refus d’une reprise en main par le patronat dans les usines alimentent des grèves combatives. Le gouvernement s’attaque à la semaine de 40 heures. Face à la répression brutale des premières mobilisations, la CGT à appelle à une grève générale le 30 novembre 1938. Gouvernement et patronat alimentent une violente propagande contre la grève. Très inégale dans le privé, significative dans les grandes entreprises, à Paris et Marseille, la grève est un échec presque complet dans le secteur public. Les répressions patronale, judiciaire, administrative s’abattent sur tout le mouvement ouvrier : 800 000 lock-outés, des milliers d’ouvriers licenciés, 2 000 militants condamnés à des peines de prison de quinze jours à dix mois. Les licenciements frappent surtout les dirigeants syndicaux et les délégués d’ateliers, les organisations ouvrières sont affaiblies, parfois brisées, exclues de certaines entreprises. Les effectifs de la CGT passent de près de 5 millions en 1937 à 2,8 millions en 1939.
De la Seconde Guerre aux Trente Glorieuses
Changement de situation avec la Seconde Guerre mondiale. Dès le 14 juillet, les grèves politiques se multiplient. Le 10 août 1944, les huit principaux centres ferroviaires de la région parisienne se mettent en grève et paralysent le trafic, donnant le signal de l’action. CFTC et CGT appellent à la grève générale insurrectionnelle le 18 août 1944. En une semaine, le mouvement gréviste s’étend et gagne I’ensemble des services publics. Des affiches prônant la mobilisation générale fleurissent sur les murs avec comme mot d’ordre : « Que la grève générale devienne effective, mort aux boches et aux traîtres, les Alliés doivent entrer dans un Paris libéré ». Appoint marginal sur le plan militaire, la grève parachève la désorganisation économique et correspond à un ralliement large de la population.
Le contexte de la guerre froide est marqué par la mainmise politique du PCF sur la CGT, les fracturations syndicales. D’importantes grèves partielles ont lieu : 1947, Renault, 1948, 1963 (mineurs).
La question de la grève générale revient en Mai 68. Démarrée dans la foulée de la manifestation du 13 mai en riposte à la répression contre les étudiants, la grève se généralise sans appel national, à partir des revendications d’entreprises, appuyée par des militants syndicaux souvent membres du PCF. La puissance du mouvement (près de 10 millions de grévistes et l’activité économique du pays à l’arrêt total pendant plusieurs semaines), l’étendue des revendications (des augmentations de salaires à la participation à la gestion de l’entreprise en passant par le refus de la dictature de la hiérarchie) conforte l’idée que la grève générale est une grève politique. Et qui, faute de solution « politique », connaît une fin chaotique. La CGT laisse au PCF la prérogative de la bataille politique qu’il refuse d’entamer sous forme de rupture révolutionnaire tout en échouant à construire un nouveau Front populaire avec la social-démocratie.
Tout au cours des années suivantes, d’importantes grèves se sont succédé. Parmi celles-ci, la grève Renault d’avril-mai 1971, que les dirigeants CGT disloquent en grèves tournantes. À l’occasion de ce mouvement, Georges Séguy, secrétaire général de la CGT, explique : « Du point de vue de la combativité, il ne faudrait pas grand-chose pour en arriver là (à un éventuel mai-juin 1968). Mais les conditions pour déboucher sur un changement politique dans notre pays ne sont pas réalisées. Ce qui pèse aussi sur les luttes syndicales. »
Des échecs répétés
En 1995, la question de la grève générale se repose. Nouveau changement de contexte : les crises économiques, les brutales réorganisations de l’appareil industriel et économique et la chute du Mur de Berlin ont profondément modifié le paysage politique et syndical. En s’attaquant à un des fondements du pacte social issu de la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement provoque une confrontation radicale avec le mouvement syndical qu’on a élargi à cette époque en mouvement social. Mises en cause de la Sécurité sociale et de sa gestion par les organisations syndicales et des systèmes de retraites dans le secteur public constituent une provocation inacceptable pour les syndicats. Patiemment construite dans les mois précédents, la grève se généralise dans le secteur des transports puis à l’ensemble de la fonction publique. Le secteur privé reste sur le bord du trottoir dans la « grève par procuration ». Par le blocage de l’activité économique du pays mais aussi ses côtés festifs, la multiplication et la connotation des espaces de débats, on retrouve le climat social des grèves générales de 1936 et 1968 malgré l’absence de mobilisation significative dans le secteur privé. Les concessions du pouvoir sur les régimes spéciaux, le soutien apporté par la direction de la CFDT et l’incapacité des syndicats « moteurs » (CGT, FO, Solidaires, FSU) à étendre la mobilisation au-delà du public aboutissent à une fin de mouvement qui, tout en laissant des traces dans les consciences, n’aura gagné que sur une partie des enjeux.
Lestées par les difficultés de mobilisation et de faibles grèves dans le secteur privé, les grandes mobilisations des décennies suivantes se construiront essentiellement autour de grandes manifestations et, hormis le retrait du CPE en 2006, se solderont par des échecs répétés.
Des questions plus que jamais d’actualité
Tirer des conclusions générales est difficile compte tenu de l’hétérogénéité des situations sociales et politiques. Des appels à des grèves générales à l’initiative des organisations syndicales on tire des bilans contrastés. Incapacité en 1914, échecs en 1921 et 1938, réussites les 12 février 1934, août 1944, avril 1961 (putsch des généraux), le 13 mai 1968.
Dans les situations de généralisation des grèves sous pression de la « base » (1936, 1968, 1995), c’est la dimension politique prise de fait par l’ampleur des mobilisations qui paralyse les syndicats par un double refus. D’une part, le refus de se poser comme alternative politique au régime en place y compris en convergence avec les partis de gauche. D’autre part, le refus obsessionnel de construction d’organes d’auto-organisation qui signifie remise en cause des appareils syndicaux comme structures encadrant la classe ouvrière. Même dans les années où l’autogestion était devenue une sorte de mode partagée, les organisations syndicales n’ont jamais commencé à s’engager dans cette voie.
Robert Pelletier